À l’occasion des 2èmes universités d’été du conseil national consultatif des personnes handicapées à la Bibliothèque Nationale de France, café littéraire du 20 septembre 2021 avec Jean-François Ravaud, co-auteur de Introduction à la sociologie du handicap, De Boeck Supérieur, 2020
Jean-François Ravaud est interrogé par Théo Morgavi.
Théo Morgavi : Bonjour. Dans ce café littéraire, nous allons vous parler de l’ouvrage « Introduction à la sociologie du handicap ». Bonjour, Jean-François Ravaud, l’un des principaux auteurs de cet ouvrage. Pouvez-vous nous parler de la démarche de l’ouvrage ?
Jean-François Ravaud : Bonjour et merci de cette invitation. Je m’appelle Jean-François Ravaud, je suis de formation médicale. J’ai fait une carrière de chercheur à l’Inserm, dans une discipline qui s’appelle l’épidémiologie sociale. Je suis maintenant à la retraite. Je suis directeur de recherche émérite à l’Inserm. J’ai pendant longtemps représenté l’Inserm au CNCPH. Maintenant, j’y suis comme « personne qualifiée ».
Théo Morgavi : Pourquoi avoir fait le choix de cette couverture ?
Jean-François Ravaud : C’est un choix qui a été fait avec l’éditeur qui est un éditeur belge, De Boeck Supérieur, qui est maintenant avec Albin-Michel. C’est un choix qui vise à montrer que toutes les catégories de handicap sont concernées par cet ouvrage. Il ne s’adresse pas à une population particulière, mais au problème du handicap dans sa globalité et dans sa complexité.
Théo Morgavi : Pourquoi avoir fait le choix de mener des recherches sur le handicap ?
Jean-François Ravaud : C’est quelque chose que j’ai toujours fait au cours de ma carrière à l’Inserm.
Il y a bien entendu des raisons qui sont des raisons personnelles, qui tiennent à une histoire personnelle. Il y a des raisons aussi plus intellectuelles qui tiennent à la formation universitaire et au fait que le handicap est devenu une question majeure dans nos sociétés. C’est une question à l’interface d’une évolution de notre société sur le plan sanitaire et sur le plan social et politique. Pourquoi évolution sanitaire ? Parce qu’on a assisté dans nos sociétés à de grandes transitions que l’on appelle épidémiologique et démographique. Ça veut dire que les maladies chroniques ont pris le pas sur les maladies infectieuses. C’est bien entendu un constat qui a été remis en cause par la récente Covid, mais c’était le cas avec l’apparition des antibiotiques lors de la Seconde Guerre mondiale. Transition démographique avec le vieillissement de la population. On a eu un intérêt pour les conséquences des problèmes de santé. On a commencé à s’intéresser à la qualité des années de vie. Dans cette logique-là, et quand on commence à s’intéresser aux conséquences des problèmes de santé, c’est un changement qui bouscule complètement les hiérarchies des problèmes sanitaires tels que l’on pouvait les connaître. La hiérarchie entre les problèmes est complètement bousculée.
C’est dans ce contexte-là que sont apparus de nouvelles classifications, de nouveaux types d’enquêtes et qu’on a commencé à mettre sur le devant de la scène les limitations fonctionnelles, les aides techniques, l’aménagement de l’environnement. On a commencé à voir émerger, mais ce n’est pas si vieux que ça, une préoccupation majeure sur les questions de handicap. Et autour de ça, on a des enjeux politiques. On a eu des mobilisations collectives des personnes elles-mêmes qui ne sont pas d’hier, qui prennent leurs racines depuis bien plus longtemps. Et on a vu émerger un champ disciplinaire outre-Atlantique, les « disability studies », comme une discipline en soi ce qui n’était pas le cas en France. Avec un autre point de vue qui est de se poser la question de la compensation, de l’accessibilité et, plus récemment, de la citoyenneté, de l’égalité des chances et de la discrimination. Ce sont des mutations profondes qui ont affecté les politiques sociales, les politiques de santé, la question du droit, la question du traitement social, c’est-à-dire comment notre société traite de cette question, et puis les pratiques professionnelles, les parcours de vie, l’expérience des gens…
Bref. Ça a eu des répercussions gigantesques.
Théo Morgavi : Quels étaient les objectifs de cet ouvrage ?
Jean-François Ravaud : Pour le dire de façon simple, c’est de répondre à quelques grandes questions. Comment le champ du handicap s’est construit dans l’histoire et socialement dans les sociétés occidentales ? C’est le champ dont parle cet ouvrage. Quel type d’expérience du handicap cela produit-il ? Quelle mobilisation ce champ a suscitée ? En termes de courants de pensée, ça signifie quoi ? Comment vivent aujourd’hui les personnes handicapées ? Voilà. C’est tout cet éventail de questions extrêmement simples qui ont suscité des travaux qui ne sont pas forcément connus en France et qu’on a voulu développer, et qu’on a proposés dans cet ouvrage.
Théo Morgavi : Quelles sont les grandes lignes de cet ouvrage ?
Jean-François Ravaud : On a voulu travailler sur trois types d’orientation. La question des politiques, des idées avec leur histoire. La question de l’expérience, faire l’expérience du handicap, c’est quoi ? Et vivre avec un handicap dans les différents secteurs, ça représente quoi ?
Théo Morgavi : Quelle définition donnez-vous handicap ?
Jean-François Ravaud : D’abord, je ne donne pas de définition. Le handicap est un problème qui a évolué dans le temps, qui est extrêmement variable dans ses définitions. Ce qu’on a voulu montrer, c’est qu’il s’est extrait progressivement du domaine de la médecine pour devenir un objet social à part entière. Ce que montre finalement cette couverture, c’est qu’on ne veut pas se focaliser sur une catégorie de personnes. Le handicap, c’est aussi une question de point de vue. Toutes les enquêtes qui ont pu avoir lieu sur ce sujet montrent qu’on ne définit pas les mêmes populations suivant les populations qui présentent des déficiences ou qui sont restreintes dans leur participation à la vie sociale, qui sont limitées dans leur possibilité de travailler ou alors qui s’auto-désignent comme handicapées. Ne serait-ce que ces différents points de vue, on aboutit à des populations extrêmement différentes. Quand on parle de définition, il faut savoir de quoi on parle. Il y a les définitions du langage courant, et le terme « handicap » tel que l’on utilise dans la vie de tous les jours à une histoire, un sens. Mais on a un autre regard quand on parle de la définition sur le plan scientifique, par exemple.
Sur le plan scientifique, il y a une quarantaine d’années, l’OMS a ouvert tout un champ qui visait à travailler sur les conséquences des problèmes de santé pour définir le handicap, ses différentes composantes. À l’époque, il y avait trois grandes composantes. Et c’est un chantier qui a été remis en cause parce qu’on considérait qu’il n’y avait pas une place suffisamment grande faite à la place des facteurs environnementaux. En 2001, et c’est la classification actuellement en vigueur, de la CIF, qui définit le handicap comme une interaction entre des caractéristiques personnelles en termes de limitation d’activité et des facteurs environnementaux qui interviennent comme barrières, qui font obstacle à la vie des gens, soit comme facilitateurs.
Théo Morgavi : Comment le handicap évolue au fil du temps ?
Jean-François Ravaud : Il évolue en ce sens où il s’est extrait progressivement de la question purement médicale. Le traitement médical du handicap tel qu’on a pu le connaître au cours du XXe siècle était essentiellement la réadaptation. La réadaptation, c’est-à-dire une forme de normalisation qui fait que les gens doivent redevenir comme les autres. L’objectif à l’époque était de refaire marcher, refaire voir, refaire entendre. De refaire faire comme les autres. Petit à petit, on est sorti de cette logique. Il faut ajouter le fait que se sont construites des institutions pour répondre aux objectifs. Petit à petit, on est passé vers une logique de service. Le problème n’est plus d’être comme tout le monde, mais d’être soi-même. Tous les cadres de l’action sociale se sont transformés. D’ailleurs, aujourd’hui, et c’est pour ça qu’on a un Comité interministériel du handicap, les catégories de l’action sociale et de l’action médico-sociale ont été totalement dépassées. Le handicap est devenu une question sociale transversale qui touche tous les secteurs, tous les ministères. C’est la question de l’éducation, le travail, le logement, les transports. Il a complètement débordé. Maintenant, on parle d’élimination des barrières, de conception pour tous.
Théo Morgavi : Que veut dire le modèle social ?
Jean-François Ravaud : C’est à la fois extrêmement simple et pas forcément facile à comprendre. Pour être simple, si vous montrez la photo d’une personne paraplégique fauteuil roulant au pied d’un escalier qui mène à un bureau de vote et que vous demandez pourquoi la personne ne peut pas aller voter, on va vous répondre parce qu’elle est paraplégique, parce qu’elle ne peut pas marcher, parce qu’il y a un escalier ou parce qu’on ne se soucie pas de l’accès de tout le monde vote. Le premier, c’est le modèle curatif. On dit que les gens sont paraplégiques, il faut les soigner. Si vous dîtes que c’est parce que la personne ne peut pas marcher, le problème, c’est la réadaptation. Quand vous dîtes que c’est parce que c’est les escaliers, ça me dire qu’il faut supprimer la barrière environnementale. Quand vous dîtes que c’est l’accès au vote de tous, qu’il faut s’intéresser au droit. Toutes les manières de concevoir les choses sont vraies. Il n’y en a pas une qui est fausse. Mais elles sont complémentaires et dressent le projecteur sur une facette différente du problème. Le modèle social a mis le projecteur sur d’autres choses que les caractéristiques individuelles des personnes.
Théo Morgavi : Merci, Jean-François Ravaud.