Des outils numériques développés avec les utilisateurs handicapés : c’est pour quand ?

À l’occasion des 2èmes universités d’été du conseil national consultatif des personnes handicapées à la Bibliothèque Nationale de France, table ronde du 20 septembre 2021 : des outils numériques développés avec les utilisateurs handicapés : c’est pour quand ?

Avec la participation de : Marine Boudeau, haute fonctionnaire au handicap et à l’inclusion du ministère de la Transformation et de la Fonction publique, et cheffe du pôle Design des services numériques de la direction interministérielle du numérique ; Simon Houriez, directeur de Signes des sens ; Jérôme Dupire, maître de conférences, Centre d’études et de recherche en informatique et communications du CNAM ; Mai-Anh Ngo, secrétaire générale de la Fédération Française Handisport, et ingénieure de recherche au CNRS.
Animation : Fernando Pinto da Silva, président de la commission Accessibilité, conception universelle et numérique du CNCPH.

Replay de la table ronde du 20 septembre 2021 : des outils numériques développés avec les utilisateurs handicapés : c’est pour quand ?

Fernando Pinto da Silva : Bonjour à toutes et à tous. Bienvenue à cette première table ronde de nos deuxièmes Universités d’été du CNCPH. Je suis ravi de vous accueillir. Je suis Fernando Pinto da Silva, vice-président du CNCPH et en charge de l’animation de notre commission accessibilité, conception universelle et numérique. Pour cette première table ronde, nous allons aborder un thème qui m’est cher, le numérique. Avec pour énoncé de table ronde « Des outils numériques développés avec les utilisateurs handicapés : c’est pour quand ? » Alors, autour de moi aujourd’hui, ici à la BnF, Marine Boudeau et Jérôme Dupire. Et à distance, Mai-Anh Ngo et Simon Houriez qui ont accepté de participer à cette table ronde et je les remercie. Je vais tout de suite donner la parole à Marine Boudeau, haute fonctionnaire au handicap et à l’inclusion du ministère de la Transformation et de la Fonction publique et cheffe du pôle Design des services numériques de la direction interministérielle du numérique. 
Pour peut-être, d’abord, pour nous rappeler ce qu’est cette direction que certains d’entre nous connaissent déjà. Et pour commencer à travailler sur cette question des démarches d’outils numériques et des usagers, qu’est-ce que ça lui inspire ?

Marine Boudeau : Bonjour à tous et merci de l’invitation. En effet, j’ai un titre un peu long, un peu difficile à prononcer d’un seul coup. Je travaille à la direction interministérielle du numérique. Certains d’entre vous savent déjà ce que c’est. Elle permet d’accélérer la transformation numérique des différents ministères. On a des équipes qui travaillent sur beaucoup de sujets au sein de la DINUM, ouverture des données, l’intelligence artificielle, l’attractivité des talents au sein de l’état. 
Je m’occupe de la simplification des démarches administratives en ligne, de l’accessibilité numérique, de la recherche utilisateurs, tout ce qui peut nous aider à simplifier la vie de tous et toutes via les voix numériques. Je peux continuer à détailler ce qu’on fait. 

Sur le sujet qui nous amène aujourd’hui, qui est quand va-t-on enfin avoir des sujets numériques accessibles, quand va-t-on un peu plus à inclure les usagers et les citoyens dans la conception de services numériques ? On essaie vraiment de pousser ça et on le fait déjà. En juin 2019, on a lancé le bouton « Je donne mon avis » qu’on impose à la fin de chaque démarche administrative. Vous l’avez peut-être vu cette année en faisant votre déclaration d’impôts. Depuis 2019 c’est plus de 4.5 millions d’avis déposés sur cette plateforme. C’est notre premier retour à chaud de la part des citoyens sur chacune des démarches administratives que nous suivons. Il s’agit de 250 démarches qui sont prioritaires, qui sont très volumétriques, très utilisées. Ça permet au ministère de voir quels sont les retours, quels sont les blocages, s’ils se sont faits accompagner lors d’une démarche, s’ils ont compris le langage et quels blocages ont compliqué la tâche. Voilà le premier dispositif mis en place en 2019. 

Une deuxième chose qu’on essaie de pousser au sein des administrations, c’est d’aller à la rencontre des usagers et des citoyens pour confronter les parcours existants. L’année dernière, on a lancé le commando UX qui signifie commando user experience, avec des développeurs, des designers qui peuvent aller mettre la main à la pâte pour améliorer la technologie numérique. On a déployé une vingtaine d’entre eux au sein des administrations pour travailler concrètement sur des démarches administratives, les simplifier et surtout aller rencontrer des usagers et des citoyens. Pour faire remonter, avant de remonter sur les démarches, les problématiques. Ils sont allés à la rencontre de plus de 200 Français. Parfois, sur certaines démarches destinées aux agriculteurs, il fallait aller à la rencontre d’agriculteurs. Pour les professionnels des entreprises, il fallait aller rencontrer les entreprises. Toujours aller rechercher les personnes les plus concernées par la démarchée en question. De manière générale, la démarche utilisateurs et la rencontre avec les personnes est un dispositif que l’on pousse à fond et qu’on essaie de diffuser de plus en plus, notamment via France Relance. On essaie de « scaler », de passer à l’échelle en termes de ce que nous pouvons faire pour la rencontre des usagers. 

Une partie des intervenants à la table ronde sur les outils numériques sont assis face à une table et des micros, de gauche à droite : Fernando Pinto Da Silva, Marine Boudeau  et Jérôme Dupire. Un chien est couché au sol. En arrière plan, les kakémonos du CNCPH et de la BNF.
Table ronde sur les outils numériques aux universités d’été 2021 du CNCPH. De gauche à droite : Fernando Pinto Da Silva, Marine Boudeau et Jérôme Dupire.

Fernando Pinto da Silva : On voit pour la DINUM cette envie de solliciter les usagers. Je me tourne maintenant vers Mai-Anh Ngo, avec nous à distance, secrétaire générale de la Fédération Française Handisport, et ingénieure de recherche au CNRS. En quelques mots, on peut peut-être présenter la Fédération française Handisport et les travaux au sein du CNRS. Qu’est-ce que l’intitulé de cette table ronde vous inspire ?

Mai-Anh Ngo : Bonjour à tous, j’espère que vous m’entendez. La technologie est avec nous, c’est magnifique ! Mes travaux de recherche portent sur la question du handicap et du droit et que je suis Docteure en droit. J’ai également deux terrains de prédilection, le droit de la santé et le droit du sport. C’est à ce titre que je m’intéresse à l’accessibilité numérique. En tant que secrétaire générale de la Fédération Française Handisport, je suis en charge de toutes les activités digitales de la fédération. 
Les activités digitales de la FFH sont de toutes nouvelles activités. Une partie d’entre elles devaient naître avant le confinement. Le principe d’activité digitale avait été validé par le comité directeur avant le confinement. Puis le premier confinement a accéléré la mise en œuvre que nous avions prévue. Aujourd’hui, on a un volet d’activités digitales qui ont commencé par l’e-sport, c’est-à-dire la pratique compétitive de jeu vidéo. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus étendue. Il y a de nombreuses activités, notamment des activités physiques adaptées par Zoom. On peut citer la zumba qui a un franc succès, la cardio box, le fitness, les échecs. Aujourd’hui, on a un programme d’activités digitales quasiment quatre jours par semaine ouvert aux licenciés handisport, soit dans les clubs soit licenciés digitaux. Les deux formats sont possibles. 
Et ce que m’évoque cette table ronde, c’est principalement dans le cas précis qui nous intéresse l’esprit novateur qui était au départ, et même avant le confinement où l’on aurait difficilement imaginé des activités physiques à distance. Or, moi, ça faisait un petit moment que cette idée d’activité physique à distance, sans parler de confinement ni même de pandémie, je pensais que c’était un moyen d’aller vers les gens. On s’adresse quand même à une partie de la population qui a des difficultés de mobilité. Faire venir le sport jusqu’à chez soi et ne pas devoir sortir de chez soi, c’était une solution. Finalement, le confinement a été un magnifique accélérateur de ce que j’avais envisagé dans l’absolu et a permis d’accélérer, d’installer cette pratique avec une vraie communauté malgré tout de pratiquants digitaux. L’idée étant d’avoir toujours une passerelle entre le sport traditionnel et le sport digital. L’idée étant de créer des liens entre nos clubs, de pousser les gens à pousser la porte d’un club. Ou pour les joueurs e-sportifs, de passer de la compétition de jeu vidéo à une compétition de sport plus traditionnel. 
Le but est d’ouvrir les possibles. Aujourd’hui, je pense que les activités digitales ont montré que l’on peut ouvrir les possibles et répondre pour partie au déficit de mobilité de certains de nos licenciés.

Fernando Pinto da Silva : Merci. Avec nous en studio à la BnF, nous avons également Jérôme Dupire, maître de conférences, Centre d’études et de recherche en informatique et communications du CNAM. Jérôme, pouvez-vous présenter un peu vos activités et faire le lien avec certains des points que vient d’évoquer Mai-Anh ?

Jérôme Dupire : Avec plaisir, j’ai moi aussi, j’ai deux casquettes ce qui n’est pas peu pour combler ma calvitie. D’un côté, je suis maître de conférences avec une thématique de recherche qui est l’accessibilité numérique, et l’accessibilité des jeux vidéo en particulier. Sous mon autre casquette, je suis cofondateur et président d’une association qui s’appelle « Cap Game » et qui traite également de l’accessibilité des jeux vidéo pour les personnes en situation de handicap. L’avantage d’avoir cette double casquette me permet d’aborder des terrains un peu théoriques de recherche au niveau de l’université et d’avoir de quelque chose de très opérationnel, très terrain grâce à l’association, d’être très proche des utilisateurs en situation de handicap. On existe depuis 2013. Je crois que l’on est l’une des plus vieilles associations en France et en Europe sur le sujet. On a une belle communauté autour de nous aujourd’hui qui nous permet d’être très opérationnels et en écoute de ce que sont les besoins, les situations, les blocages. Ça démontre un peu l’importance d’avoir ces personnes au premier plan, toutes les situations de handicap doivent être prises en compte. Elles nous permettent ensuite de porter une certaine forme de parole auprès d’acteurs, que ce soient des acteurs institutionnels ou industriels, par exemple directement auprès des industriels du jeu vidéo et des gens qui développent eux-mêmes des produits. 

Évidemment, le terrain associatif, on n’est pas les seuls dans ce cas-là, bien entendu. Il nous propose une quantité d’information et d’expertise absolument infinie en termes de blocage, et donc de pouvoir imaginer des solutions qui sont reliées. Il est impensable pour nous de faire sans les utilisateurs en situation de handicap. Ce sont vraiment ces personnes à la qui sont au premier plan face aux problématiques. Du coup, la prise en compte des paroles et des expériences, et pour certains cas, des expertises, est fondamentale. Dans l’association, on a également vocation à promouvoir les savoirs expérientiels qui sont des richesses incroyables pour les industriels qui, dans le meilleur des cas, demandent à améliorer leur accessibilité et leur produit et qui ne savent pas par quel bout prendre la question de l’accessibilité numérique. La formation sur ces sujets-là est encore balbutiante. On trouve encore trop peu de cursus qui traitent de l’accessibilité et qui viennent donner à comprendre et à connaître les enjeux de l’accessibilité. Les ressources humaines expertes sont, encore une fois, des enjeux et des ressources incroyables pour tous les acteurs. On a, évidemment, travaillé avec Mai-Anh qui par ses multiples casquettes nous a permis de collaborer sur des territoires, notamment sur l’offre numérique de la Fédération Handisport. On a créé les premiers tournois e-sportifs pour amener le jeu vidéo sous sa forme compétitive à des joueurs en situation de handicap. Les expérimentations sont encore en cours, évidemment. On est sur une belle dynamique. Je pense qu’aujourd’hui, les industriels, les acteurs du jeu vidéo ont compris que les enjeux de l’accessibilité n’étaient pas négociables. Maintenant, tout le travail à venir est autour de la formation, de la compréhension. L’e-sport est une forme un peu particulière de pratique des jeux vidéo. Dans le contexte de compétition, bien évidemment mais la pratique de loisirs est concernée par les questions d’accessibilité. Il est pour nous également important de résoudre tous les problèmes d’accessibilité qui existent aujourd’hui et qui sont encore nombreux. Ce travail est en cours, il n’est pas du tout terminé. On a besoin de résoudre tous les problèmes du jeu vidéo avant de pouvoir aller complètement au bout des questions de compétition et de pratique compétitive dans le jeu vidéo. Peut-être que les J.O nous permettront d’expérimenter les choses autour de ces thématiques. Comment peut-on améliorer ça ? Je me permets un petit pas de côté. On a un modèle américain assez intéressant. Sous Barack Obama, on a vu la législation américaine autour de l’accessibilité numérique évoluer, avec des grosses contraintes qui ont appelé les acteurs du numérique à améliorer l’accessibilité des produits, matériels et services avec, dans cette dynamique de mise en accessibilité, une demande explicite autour de l’implication des personnes en situation de handicap dans la conception, dans les tests et dans la démarche de création et de conception des produits, des matériels et des services. C’est un levier intéressant. Il fonctionne. Il est encore en train d’être déployé. On en voit apparaître les bénéfices. Il serait intéressant de faire évoluer la législation dans ce sens pour amener un peu plus de participation des personnes en situation de handicap dans la conception des produits numériques.

Fernando Pinto da Silva : Merci beaucoup, Jérôme. Enfin, pour terminer ce premier tour de table, je me tourne maintenant vers Simon Houriez qui est dans le Nord, à distance. Vous êtes directeur de Signes de sens. Certains connaissent cette structure d’autre moins et sans doute pas forcément au travers du prisme des outils numériques. Est-ce que vous pourriez d’abord nous présenter un peu votre structure sous cet angle des outils numériques et nous dire, à votre tour, ce que cet intitulé vous 
inspire ?

Simon Houriez : Bonjour, tout le monde. Merci beaucoup pour cette proposition de participation. Je dirige une association qui s’appelle Signes de sens qui travaille depuis 18 ans maintenant sur la création de services et de produits qui permettent la transition inclusive de la société. Très concrètement, on travaille sur des situations où il y a des problématiques d’accessibilité sur lesquelles on propose des outils, des changements de pratiques ou de services. On s’appuie sur le design. On va vraiment s’appuyer sur toutes les méthodologies que le design propose pour faire ça, avec une double ambition. 

D’abord, d’utiliser le design dans une version de transition vers l’inclusion. On s’impose que les services que l’on va inventer doivent être inclusifs naturellement. Et surtout, on part d’une vision qui est clé pour nous, en partant des citoyens avec des difficultés spécifiques ou avec des particularités, on va pouvoir réinventer des services qui vont venir nourrir et faciliter la vie de tous les usagers. C’est vraiment notre clef de travail à nous. Le handicap est perçu comme un levier d’innovation des services et des produits diffusés à tous les citoyens. Du coup, c’est vraiment inverser la réflexion. On fait un produit à la fin on se demande comment le rendre accessible ou on met une personne sur le chemin en se disant quand le projet va rencontrer la personne au moins ça va améliorer le truc. C’est plutôt se dire on met la personne au tout début qui va nous proposer une version de l’usage, ou même parfois des stratégies pour résoudre un enjeu qui vont être complètement différentes. C’est ce truc qu’on va utiliser comme matière première pour concevoir le service. C’est vraiment, je trouve, la clé la plus enthousiasmante collectivement. De se rendre compte que quand quelqu’un rencontre une difficulté, il développe en même temps des habiletés à la résoudre. Si on se coupe de cette information-là, c’est comme si on recommençait à zéro alors qu’il y a déjà des gens avec une expérience et une vision. 
On essaie modestement d’être dans ce mouvement-là et de permettre aux personnes d’être au point de départ de nouveaux produits et de nouveaux services. Concrètement, ça s’incarne dans des livres pour enfants, des visites guidées dans les musées, des médiations. Il y a beaucoup d’activités, dont des activités numériques. On édite des outils numériques, ou on accompagne des personnes sur la production ou la conception de leurs outils numériques. On a Elix sur la langue des signes qui est un dictionnaire qui fait la passerelle entre la LSF et le français. On a Ben le Koala, un petit personnage qu’on a conçu avec le centre ressource autisme des Hauts-de-France pour l’apprentissage chez les tout petits enfants avec autisme ou avec TND. On a fait des sites et des outils divers. On fait des parcours sur tablette dans les musées. On a commencé à faire avec des enfants sourds et des enfants entendants. Puis on a commencé à ouvrir à des personnes TSA, TND avec des troubles de la perception de la sensorialité, de l’environnement. Et donc, à chaque étape, au fil de 18 ans de travail, on a peaufiné notre façon d’affiner tout ça. Les trois sujets clés que je m’étais noté sur cette question de la participation des personnes projet, c’est d’abord que ce n’est pas simple de faire participer les personnes au projet. C’est une sorte d’injonction qu’on lance toujours, mais il y a des publics pour lesquels il est plus simple et les publics pour lesquels il y a des troubles autistiques, psychiques, des personnes sourdes sur de la communication avec le groupe, il faut avoir conscience qu’au-delà de l’ambition que je rejoins complètement, qui est celle de faire participer, la participation est une vraie complexité. Aujourd’hui, il n’y a pas tant de personnes qui partagent des méthodologies efficaces, des postures efficaces. 

La première chose qui me semblait importante, c’est qu’on est encore en train de construire des outils de cette participation pour qu’elle soit pleine et entière. Sinon, ça fait vite la personne qui est là sans pouvoir rendre effective sa participation. Sur ça, en termes d’opportunité, il y a deux choses qui me paraissent intéressantes. Il y a des formations qui se sont créées à l’expression d’autodétermination pour aider les gens à prendre la parole et exprimer leur point de vue. Cela peut paraitre évident pour certains mais il y a des personnes qui ont besoin d’apprendre à prendre une place dans un collectif. 
Ça me paraît nécessaire de s’assurer que les personnes que l’on fait participer ont les bons outils pour être capables de participer. En tout cas, j’avais découvert ça chez Trisomie 21 et j’avais trouvé ça hyper enthousiasmant, préparer les personnes à être capable à préparer à un processus. En ayant conscience que parfois il faut transformer le processus. Deuxième chose, ne pas confondre une personne avec toutes les personnes. Cela m’est arrivé souvent dans les projets, on dit notre projet il est bon car dans le projet il y avait une personne sourde et c’est sûr les personnes sourdes vont adorer. Il y a souvent une personne qui fait office de porte-drapeau comme si elle pouvait donner un avis qui allait être générique. Ça marche une fois sur cinq, en vrai. Ce que je trouve intéressant, c’est tout le travail de l’APF sur le développement d’expertise d’usage. On peut transformer son expérience de vie en expertise qui va nourrir une réflexion qui va généraliser la propre expérience, qui va transcender sa propre expérience, ça aussi, c’est une compétence qui demande à être soutenue pour que les personnes puissent vraiment jouer leur rôle d’éclaireur à partir de leur expérience élargie à une vision plus collective. Et le troisième point plus sur le design, je pense qu’il y a un gros sujet sur les écoles de design pour qu’elles soient inclusives, ce qui fait que l’on va former des jeunes avec différents profils parfois avec handicap qui vont pouvoir, demain, proposer des versions de services numériques, d’interfaces. Comment faire pour que le design devienne lui-même pluriel pour faire avancer cette réflexion pour faire évoluer les outils et les pratiques. Ça me semblait un peu être les trois leviers en écho à ce que j’ai entendu avant.

Fernando Pinto da Silva : Après un premier tour exhaustif de nos panélistes, on a un certain nombre de concepts posés sur la table. On a d’ailleurs un certain nombre de concepts que l’on manipule comme si tout le monde était à l’aise avec ça et comme si l’ensemble de nos spectateurs savaient de quoi on parlait. On parle de design, d’UX, d’accessibilité numérique. Et en même temps, je pense à une partie d’entre nous, ça ne doit pas être si simple que ça de savoir de quoi on parle.  Est-ce que je peux me tourner vers l’ensemble de nos panélistes pour avoir une définition de chacun des termes pour que tout le monde sache de quoi on parle ?

Marine Boudeau : Design, c’est un terme qui n’est pas trop apprécié en général. On nous a d’ailleurs reproché d’avoir donné ce nom à notre pôle. C’est la conception, dessiner un parcours, un produit, une expérience. Du coup, ça m’amène à un autre terme, UX, user experience, de l’anglais expérience utilisateur. Encore une fois, on est sur comment du début à la fin d’une expérience s’articule le voyage de l’usager, de l’utilisateur. Ça peut être si je vais dans un restaurant, du moment où je prends ma réservation jusqu’au moment où je paye l’addition. Tout ça, c’est une expérience, pour l’associer à quelque chose de moins numérique. Voilà.

Fernando Pinto da Silva : J’allais finir ce tout petit tour sémantique. Jérôme, vous pourriez donner une brève définition d’accessibilité numérique ?

Jérôme Dupire : Très bien. L’accessibilité numérique, ce sont tous les moyens qu’on va être capables d’imaginer et de mettre en œuvre idéalement pour faire en sorte que des utilisateurs, avec des capacités différentes, puissent bénéficier d’un service ou utiliser un produit. Ça va toucher n’importe quel type d’objets au sens très large un tant soit peu numériques.

Fernando Pinto da Silva : Mon idée, ce n’est pas d’avoir une petite séquence vocabulaire, mais de parler à peu près tous de la même chose en ce moment qu’on partage ensemble. Et de mettre en évidence que ces notions sont très complémentaires. On peut faire de l’accessibilité numérique qui ne soit pas forcément centrée sur l’expérience utilisateur. Et je m’adresse à la juriste qui est parmi nous, Mai-Anh Ngo. Même si l’accessibilité numérique elle est normative, je pense qu’il y a un certain nombre de règles qui ne sont pas suffisantes.

Mai-Anh Ngo : L’accessibilité numérique vue par le droit, le problème c’est la question du droit qui normalise les outils. Le handicap a été normalisé, sans le définir, d’ailleurs, en parlant de diversité et en l’englobant dans un grand tout qui dit qu’il faut que ce soit accessible sur un pied d’égalité avec les autres. La grosse difficulté, c’est que le handicap est multiple. Et ensuite, l’égalité avec les autres est tout à fait relative. À mon avis, l’accessibilité numérique en rase campagne n’est sans doute pas la même que l’accessibilité en pleine ville. Il y a déjà toutes ces difficultés-là à gérer. Mais au-delà d’aller jouer avec le feu et de secouer les concepts en se disant qu’ils ne raisonnent pas vraiment, l’intérêt de l’encadrement juridique de l’accessibilité numérique, c’est quand même de partir du principe que c’est accessibilité numérique qui peut être facilitatrice doit être normalisée pour permettre l’accès au plus grand nombre. C’est ce qui est intéressant. La difficulté, c’est qu’aujourd’hui, il faut bien s’avouer que même si les textes posent un principe d’accessibilité unanimement reconnu, puisque personne ne va vous dire qu’il faut faire un site inaccessible, la réalité de mise en œuvre est parfois complexe. Et la complexité dans la mise en œuvre est essentiellement liée au fait qu’on s’adresse à une diversité de handicaps, à une diversité de situations et que le droit n’est pas connu pour être l’outil le plus souple pour s’adapter à une diversité. Par contre, le droit à un avantage, c’est celui de sanctionner et de faire avancer les sujets. Parfois, il faut en passer par là.

Marine Boudeau : Je voudrais rebondir sur ce qui a été dit concernant la prise en compte des usagers en situation de handicap dans la conception de produits ou de services. Je ne suis pas forcément complètement d’accord avec ça. Je vais reprendre l’exemple d’un restaurant. Décidément, je dois avoir faim. Si je souhaite aller au restaurant, manger un bon repas, je ne vais pas forcément avoir envie de participer à la conception du menu, à la cueillette des champignons et à tout ce travail. Néanmoins, je sais ce dont j’ai besoin : un repas satisfaisant qui va me nourrir et me donner du plaisir. J’ai peut-être des besoins particuliers parce que je suis végétarien, vegan, etc. Je pense qu’il y a des personnes en situation de handicap qui peuvent s’impliquer dans la conception de services si elles le souhaitent, mais c’est complètement différent quand on développe un service d’avoir des experts qui vont parler à tout un panel d’usagers et de citoyens qui sont tous différents parce que nous sommes tous différents… C’est le cas pour nous. Pour moi, c’est vraiment la priorité. La priorité est d’aller tester, de se concerter avec les personnes qui vont utiliser le produit à la fin et s’assurer que ça répond à leurs besoins. Exemple concret : l’année prochaine, il y a des élections. Si vous n’en avez pas entendu parler. Notamment les élections législatives. Il y aura une plate-forme numérique pour que les Français de l’étranger puissent voter en ligne. La semaine dernière, des tests ont été faits avec des personnes en situation de handicap sur cette plate-forme quasiment un an avant le lancement de la plate-forme. Parfois, il y a des choses qui se font bien, de plus en plus. Il faut que l’on continue à pousser ces choses et tester bien en amont de la sortie du service et lors de la conception.

Fernando Pinto da Silva : Simon Houriez, vous travaillez depuis plus de 18 ans avec Signes de Sens sur ces questions et l’élaboration des outils numériques, comment vous recevez ce que vient d’exposer Marine ? Comment ça peut raisonner dans vos pratiques sur l’élaboration des outils numériques ?

Simon Houriez : On n’est pas tout à fait d’accord. Bien sûr, on ne peut pas rendre le public responsable de la révolution des problématiques que l’on rencontre. Les usagers n’ont pas vocation à concevoir les services. Par contre, ils doivent participer à la conception du service. Même si ce sont des interviews, ce sont des pratiques sur lesquelles il faut travailler en termes d’accessibilité de la pratique même. Interviewer des personnes qui ont un certain handicap, c’est un niveau de complexité assez franc, ne serait-ce que pour interpréter les propos qui sont dits, les mettre en perspective etc. Ça permet une expression juste et fidèle de la pensée à travers un certain canal. Il faut avoir des biais d’interprétation ou des capacités de la personne à comprendre la question pour y répondre correctement. Même si cela se limite à de l’interview, cette pratique d’interview, il faut trouver les bons outils pour que tous les publics puissent y participer. C’est peut-être plus facile avec une personne qui a des problématiques uniquement motrices, si dans les modes de communication, sa situation est relativement commune. Là, ça peut être relativement plus facile. Sur d’autres publics, c’est d’un autre niveau. Sur ce que je disais, les solutions doivent venir des publics, et des publics, des stratégies des postures intéressantes en viennent toujours. Il faut aller piocher ces choses-là avant de concevoir les services pour les concevoir en conscience. Ensuite, être une personne utilisatrice n’en fait pas une compétence métier. J’ai toujours défendu le fait que ce n’est pas parce que l’on a un handicap que l’on a une compétence métier. D’où le fait que j’ai appuyé sur l’expertise d’usage et l’accessibilité des écoles de design pour que le design en lui-même se repense de façon inclusive. Forcément, dans votre classe, si vous avez un étudiant en école de design qui a un handicap, ça va impacter votre façon de faire. C’est à double richesse. Une personne en situation de handicap va développer des compétences en design et les futurs designers auront une expérience concrète de l’expérience de la personne en situation de handicap. C’est ce que je voulais dire, non les publics ne sont pas les porteurs d’objet de design. Si je rebondis sur le design, il y a une première étape d’immersion où on essaie de documenter le besoin, etc., ensuite, il y a une étape de conception et de créativité où on imagine un service qui pourrait résoudre et répondre à l’ambition en étant pertinent par rapport au public. Ensuite, on entre dans le prototype de l’idée que l’on a retenue. Ensuite, on améliore le prototype et on entre dans la distribution, c’est-à-dire la mise en route du service pour tous les utilisateurs. À chacune de ces étapes, les publics en situation de handicap interviennent. À chacune de ces étapes, il faut se questionner sur les bons outils de participation. Voilà ce que je voulais dire. En aucun cas, ce n’est la personne qui doit faire le menu du restaurant, faire la cuisine, et vérifier que les casseroles sont en bon état. Ce n’est pas ça.

Marine Boudeau : Il y a encore trop peu d’entreprises et d’organismes publics aussi qui font cette phase de prototypage et de tests avec de vrais usagers. Entre autres en situation de handicap, mais pas que. Aujourd’hui, c’est une pratique en France qui n’est pas encore professionnalisée. On a encore très peu d’experts en recherche utilisateurs. C’est un vrai métier. Ce n’est pas le designer qui doit aussi faire cette tâche, ce travail. Nous, c’est vraiment quelque chose… Pour moi, il y a deux bénéfices de ce travail. Évidemment, s’assurer que ce que l’on produit crée une valeur, est utilisable et souhaitable. C’est la base de ce pour quoi on se lève le matin et pourquoi on produit quelque chose pour nos concitoyens et pour le monde. 

Ça m’amène au deuxième point. C’est d’aller à la rencontre des utilisateurs. C’est aussi se rappeler pour qui ont produit des choses. Aujourd’hui, on vit dans un monde où on est de plus en plus déconnecté, où on perd un peu le pourquoi on fait les choses. Il faut se reconnecter avec notre raison d’être là et améliorer la vie de notre entourage.

Fernando Pinto da Silva : Je me tourne vers Jérôme responsable de « Cap Game ». On a vu qu’il y avait un certain nombre d’enjeux autour des jeux. J’ai vu passer il y a peu une enquête qui parlait… On a parlé d’interview tout à l’heure, mais les enquêtes sont intéressantes. C’était une enquête de BePlayerOne. Nous avons échangé un petit peu avec Mai-Anh aussi. Comment vous expliquez le peu d’enquêtes auxquelles les usagers peuvent participer et qui sont positionnées autour des jeux ? J’ai été frappé personnellement mais je peux vous en laisser toucher deux mots ?

Jérôme Dupire : La problématique est partagée avec les chiffres que l’on tente d’avoir sur la représentation du handicap. C’est toujours des choses qui sont approximatives. Il y a plein de bonnes et de mauvaises raisons. Anciennes pour certaines. En l’occurrence, le jeu vidéo ne fait pas partie des sujets au premier plan depuis longtemps. C’est quelque chose qui a dû se battre déjà par rapport à une mauvaise image. On en sort depuis cinq ans, plus ou moins 2 ans. Dès lors, les études associées au jeu vidéo elles sont également récentes, le premier laboratoire à avoir adopté comme sujet de recherche possible le jeu vidéo est celui dans lequel je travaille, on est sur un environnement assez balbutiant. De fait, l’accessibilité dans les jeux vidéo est très récente. Avant 2017, c’était le désert. Il ne se passait rien. On allait pourtant à la rencontre des acteurs du monde du jeu vidéo, mais on ne nous accordait pas du temps pour discuter. Encore moins pour parler des jeux vidéo plus accessibles. Les recherches ou les enquêtes qui sont associées aux jeux vidéo sont elles-mêmes très récentes. La plus récente après 2017, je crois qu’elle est arrivée un an ou un an et demi après. Elle a été portée par une association qui est aux États-Unis qui s’appelle « Able Gamer ». C’était avec l’université de York en partenaire. Ça a été la première fois après une grande période de rien. On a pu s’adresser aux joueurs et joueuses en situation de handicap pour leur demander leur âge, à quoi ils jouaient, à quoi ils voulaient jouer, quels étaient les blocages, sur quelle plate-forme ils jouaient, vraiment des informations de base quand on considère la population effectivement en situation de handicap. Depuis 2017, les sujets de recherche et les démarches d’entreprise avec des études de marché pour proposer l’offre à venir, toutes ces études commencent à fleurir, à se multiplier. Depuis 2017, le sujet est un sujet d’actualité fort. 
Nous n’avons plus forcément à convaincre les entreprises et les acteurs du jeu vidéo que le fait de développer accessible est important. C’est bien acquis et bien compris par tout le monde. 
La problématique qui existe aujourd’hui et qui va prendre un peu de temps, c’est celle qui a été évoquée avant. Nous n’avons pas de compétences identifiées, nous n’avons pas d’expérience forte. Notamment en France où l’expérience utilisateur, la recherche utilisateur restent des domaines assez petits par rapport à d’autres habitudes de développement et de conception que l’on a par ailleurs. L’industrie est en retard d’un point de vue compétences et de savoir-faire. 

L’industrie a aussi des habitudes historiques qu’il va falloir un peu déplacer pour pouvoir intégrer ces nouvelles pratiques. Évidemment, la formation au sens très large du terme est également un secteur sur lequel il va falloir investir beaucoup pour encore une fois amener ces sujets d’utilisateurs, de méthodes UX, d’outils à la disposition, parce qu’ils existent, et de former des gens à leur utilisation, à l’exploitation des résultats et faire en sorte que tout cela converge vers un monde numérique plus accessible.

Fernando Pinto da Silva : Mai-Anh, en un mot, le temps nous est compté. On rend l’antenne dans deux minutes. Si vous deviez compléter le propos de Jérôme et donner un aspect conclusif à la chose, qu’ajouteriez-vous ?

Mai-Anh Ngo : Conclusif, je ne sais pas, mais je peux compléter les propos de Jérôme et Marine. Justement, cette co-construction, par l’UX ou d’autres méthodes, cette co-construction devrait pouvoir éviter d’en arriver à la sanction d’un produit parce qu’il ne respecte pas les principes d’accessibilité. C’est-à-dire que si on a creusé avant et que l’on a travaillé avant, cette co-construction, ce processus de construction commun permet d’une part d’éviter la sanction d’un produit qui est mal fini et de surcoût, et d’autre part, de faire en sorte que le droit qui est au départ prévu comme une sanction devienne lui aussi un outil d’innovation et de se dire : « Puisque je dois respecter les normes d’accessibilité, je dois m’entourer des personnes qui sont capables de me les donner et dans ces cas, d’aller chercher les ressources dont Signe de Sens a parlé. » Je pense que nous sommes gagnant-gagnant. Je crois avoir fait la boucle que vous attendiez, mais je n’en suis pas certaine.

Fernando Pinto da Silva : Parfaitement. Merci beaucoup, Mai-Anh, et merci à tous nos panélistes. On le voit, le débat est loin d’être terminé, on a encore une bonne marge de progrès pour avancer sur le sentier d’un monde où les outils numériques prendraient en compte les utilisateurs en situation de handicap, mais l’accessibilité numérique tout court. C’est ce que je retiens de notre table ronde. J’invite les téléspectateurs à rester à l’écoute pour la suite du programme. Je vous dis à bientôt pour de nouvelles aventures numériques ou pas ! Merci encore.

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